Interview Figuignews avec Abdel Wedoud OULD CHEIKH

Abdel weddoud, vous êtes professeur chercheur en anthropologie, en sociologie, en histoire etc. Vous enseignez dans plusieurs universités de par le monde et vous vous intéressez surtout à tout ce qui a trait au Sahara dans sa globalité. Merci d’avoir accepté de nous accorder cet entretien et de nous faire visiter l’immensité du Sahara.

Figuignews : Notre première question est : qu’est ce qui vous a poussé vers l’anthropologie ? Abdel Wedoud : J’avais entamé des études de philosophie à la Sorbonne au début des années 1970 après un passage par ce que l’on appelle en France « les classes préparatoires ». C’est un milieu quelque peu généraliste, où l’on touche à diverses disciplines des sciences humaines. Comme je m’intéressais à ce qui se passait en Mauritanie, les études de socio-anthropologie apparaissaient comme une destination d’autant plus envisageable que le poids de la parenté et de « la tradition » – deux éléments du vieux fond de commerce de l’anthropologie – semblait déterminer plein de choses dans ces lieux où j’étais né…

Figuignews : Le Sahara comme son nom ne l’indique pas est un monde que la vie n’a jamais quitté !

Abdel Wedoud : C’est vrai que c’est un milieu très dur pour tout ce qui vit, bouge, respire. Au point que parfois la trace d’un insecte, d’une gerboise, d’un lézard … sur une dune peut apparaître comme l’indice d’une présence presque réconfortante. Cela dit, les spécialistes du milieu – je songe en particulier à Théodore Monod que j’ai un peu connu – y décèlent une variété remarquable d’être vivants particulièrement adaptés à cet environnement aride et parfois hyper-aride, c’est-à-dire sans la moindre ressource hydrique. Le meilleur exemple de cette adaptation, c’est bien entendu le dromadaire. Même si, contrairement à ce que l’on croit, il souffre, comme tout ce qui vit ici, des conditions extrêmes de ce milieu.

Figuignews : Jusqu’à une époque, non lointaine, un commerce et des échanges ont fait la prospérité du Sahara. Peut-on parler de déclin de ce commerce aujourd’hui ?

Abdel Wedoud : Des sources multiples, surtout arabes (songeons, pour le Maroc, à l’intrépide tangérois, Ibn Battûta, au XIVe s.), ont montré que des circuits d’échange traversant le Sahara, en particulier des circuits nord-sud, ont prospéré entre les franges septentrionales et méridionales du grand désert, au moins depuis le IXe s. Ils reposaient avant tout sur l’échange du sel saharien et des denrées « de luxe » maghrébines (fruits secs, vêtements, armes, manuscrits, etc.) contre l’or, les céréales et les esclaves des bilâd al-sûdân. Dans ces échanges, les Figuiguiens ont sans doute joué naguère un rôle non négligeable, tout spécialement à leurs débuts, lorsque les principautés kharijites (Tahert, et Sijilmâsa, dont Figuig dépendait politiquement au IXe s., sous les Banû Midrâr) des confins algéro-marocains actuels en constituaient les débouchés septentrionaux. Ces échanges représentaient un secteur appréciable du commerce mondial de l’époque. Ils subissaient évidemment les aléas du climat (sécheresses, etc.), de la conjoncture politique (conflits de succession dynastiques, guerres tribales, etc.). Ils devaient composer avec une insécurité qui les rendaient souvent terriblement périlleux. Au point que des fatâwâ – on en trouve, par exemple, trace dans al-Mi‘yâr d’al-Wansharîsî (m. 1508) – établissaient une suspension de l’obligation canonique du hajj en raison des dangers encourus par les pèlerins à certaines époques. Mais, vaille que vaille, ces échanges ont tenu bon jusqu’à la période coloniale. Pour les itinéraires occidentaux, les seuls que j’ai personnellement un peu étudiés, on a évoqué, dès le XVe s. et l’installation des Portugais sur la côte mauritanienne, la concurrence du commerce atlantique. Certains travaux ont même suggéré que la caravelle, l’embarcation emblématique du commerce atlantique à ses débuts, aurait rapidement supplanté la caravane … C’est sans doute excessif, mais, indiscutablement, un déclin s’est définitivement installé à partir du début du XXe s, avec la mainmise coloniale et les frontières qu’elle a installées. On en repère aisément les effets dans les « ports » méridionaux du trafic transsaharien, les vieilles cités mauritaniennes, aujourd’hui à l’agonie, de Wadân, Shingîti, Tishît et Walâta auxquelles il m’est arrivé de m’intéresser.

Figuignews : Que reste-t-il de tous ces échanges ?

Abdel Wedoud : Il ne reste malheureusement pas grand chose de ces échanges, qui touchaient une multitude de secteurs, et pas seulement l’économie. Je pense notamment aux influences culturelles et religieuses. Si le « commerce légitime » à travers le Sahara a périclité, il subsiste une multitude de trafics, plus ou moins délictuels (contrebandes diverses, trafic d’armes, filières migratoires clandestines…) qui fleurissent dans les marges d’une instabilité nourrie par divers conflits armés, parmi lesquels la toute récente guerre du Nord Mali. A ce propos, me vient à l’esprit le témoignage de la dernière anthropologue à avoir fait une enquête de terrain précise dans ces régions, l’universitaire allemande Judith Scheele. Elle a enquêté le long de la frontière algéro-malienne, du côté de Bordj Badji Mokhtar (Algérie) et d’al-Khalil (Mali), empruntant les itinéraires qui vont de Tamanrasset à Gao, et donné une image vivante de l’intensité lucrative des trafics qui se développent autour de cet endroit perdu au cœur du Sahara qu’est le minuscule village d’al-Khalîl, incroyablement connecté à la terre entière aussi bien par les moyens modernes de communication (téléphone satellitaire, télévision, etc.) que par les camions et les 4X4 qui le fréquentent. Pour vos lecteurs que cela intéresse, les résultats de cette enquête figurent dans l’ouvrage que J. Scheele a publié aux Cambridge University Press en 2012 : Smugglers and Saints of The Sahara. Regional Connectivity in the Twentieth Century

Figuignews : Peut-on avoir une idée sur l’ampleur des caravanes qui desservaient les villes et oasis sahariennes ? On parle parfois de milliers de chameaux !

Abdel Wedoud : Effectivement, ces caravanes ont pu avoir des volumes significatifs. Ibn Battûta, par exemple, qui ne donne pas le nombre de chameaux composant la caravane qui le ramène en 1353 de Takedda (Mali) à Sijilmâsa dit qu’elle emmenait avec elle six cents femmes esclaves ! Un lettré de l’espace mauritanien actuel, Sîdi ‘Abdu-llâh wuld al-Hâj Brâhim, dans un opuscule daté de 1790, dit qu’il partit un jour de Shingiti (au nord de la Mauritanie d’aujourd’hui) une caravane de 32000 chameaux ! A mon avis, il doit y avoir un brin d’exagération dans ce chiffre. J’ai lu cependant, dans un rapport d’un administrateur français de Timbuktu, établi vers 1945, si j’ai bonne mémoire, que la caravane annuelle qui allait chercher le sel à Taoudenni (qui a remplacé l’antique Teghaza des chroniqueurs arabes) et qu’on appelle l’azalây, comptait quelque chose comme cinq mille chameaux. Soit un chiffre encore significatif pour cette période tardive. Je présume qu’aujourd’hui, les camions et les 4X4 ont supplanté, là où il y a encore du trafic, les dromadaires…

Figuignews : Et Figuig dans ces anciens circuits ?

Abdel Wedoud : Malheureusement, mes renseignements sur Figuig sont très fragmentaires. Je crois seulement savoir que c’était un des points anciens d’aboutissement des caravanes en provenance du sud saharien, sur le chemin de Fès et de Tlemcen (et de son port, Honayn). Et c’est une affaire qui a commencé au moins avec les sufrites Banû Midrâr de Sijilmâsa, que j’ai déjà mentionnés, dont le pouvoir a perduré, avec des hauts et des bats, entre 757 et 976. Si je ne fais pas erreur, Figuig a appartenu à cette principauté. J’ai encore retrouvé un Figuigui dans une caravane des années 1850, circulant entre Guelmim et Saint-Louis du Sénégal, dont j’ai rapidement mentionné les mésaventures dans ma causerie du 10 mai à La Maison de la Culture de Figuig.

Figuignews : Figuig est désormais une ville-oasis enclavée et encerclée de partout, connaît-on pareille situation dans l’immense Sahara ?

Abdel Wedoud : Hélas ! oui. Et même, bien pire, je dirais, pour les oasis mauritaniennes que je connais, et qui ne vivaient que d’être les relais du commerce transsaharien. Le tarissement de ce dernier les a conduites à l’agonie. Le sort de Figuig, dont les dimensions et le système d’irrigation, n’ont, il faut le dire, rien de comparable avec les vieilles cités sahariennes mauritaniennes (Wadân, Shingîti, Tishît, Walâta…), m’a semblé beaucoup plus enviable.

Figuignews : Le commerce permettait aussi de diffuser des idéologies et des religions ? Abdel Wedoud : En effet, l’influence culturelle et religieuse a cheminé dans le sillage des échanges marchands. La diffusion de l’islam dans l’espace saharien et subssaharien s’est d’abord faite pacifiquement, par le biais de « missionnaires » (du’ât) isolés et de commerçants, dont certains pouvaient être d’obédience kharijite ou shi‘ite. C’est avec les Almoravides (milieu du XIe s.), dont le mouvement a pris naissance, comme vous savez, quasiment sur les rives du Sénégal (entre parenthèses le nom de ce cours d’eau viendrait très vraisemblablement de « Zénaga », si on en croit certains textes portugais…) que le malikisme s’est imposé. Et avec lui, l’ash‘arisme. Plus tard (XVIIe-XVIIIe s.), viendront les turuq al-sûfiyya : la shâdhiliyya de Muhammad b. Nâsir al-Dir‘î, la qâdiriyya, portée à ses débuts principalement par les Kunta, maîtres de l’axe commercial Taoudenni-Gao, puis la tijâniyya diffusée à la fois à partir de ‘Ayn Mâdhi (Algérie), lieu de naissance de son fondateur, et de Fès, le site où se trouve sa tombe.

Figuignews : Pourquoi ce nombre impressionnant de confréries religieuses au Sahara ?

S’agit-il d’une prédisposition de l’homme des déserts à la prière, comme disait Albert Camus, ou d’un repli tactique des mouvements politiques du nord dans des zones sécurisées relativement ?

Abdel Wedoud : Les spécialistes de sociologie religieuse opposent parfois « religion savante » et « religion populaire ». Cette dichotomie, critiquable et critiquée, n’en désigne pas moins une distinction entre des sphères d’expression du religieux à laquelle les clercs musulmans eux- mêmes fournissent quelque fondement en opposant fuqahâ’ et mutasawwifûn. Cette opposition renvoie à celle entre spécialistes de la sharî‘a, de la loi, et maîtres de la « culture des âmes », les mashâ’ikh, qui ambitionnent d’ouvrir à leurs disciples, à travers des pratiques corporelles précises, les portes d’un « univers second » où ils peuvent étancher leur soif d’absolu, mais aussi, plus modestement, parer aux soucis et tracas de la vie quotidienne, du genre soigner une rage de dent ou retrouver une bête égarée grâce à un hjâb approprié. On pourrait dire que l’islam décharné des clercs, avec ses subtilités et ses débats « philosophiques » (sur le libre arbitre, les attributs divins, etc.) s’oppose à un « islam de proximité », incarné dans des personnes (le shaykh…) et offrant des réponses et/ou des remèdes pour la vie de tous les jours. Sans verser dans un fonctionnalisme excessif, on peut aussi dire que les confréries, qui sont de véritables embryons d’administration (le shaykh, les muqaddmîn, les talâmîdh, la zâwâyâ principales et les « zawâyâ-relais », etc.), gérant un appareil cultuel (wird, ziyyârât, mawâsim, etc.) et économique (commerce, agriculture, extraction de minerai de sel, collecte de hadâyâ ou « mendicité pieuse » comme disaient certains administrateurs coloniaux…) s’offrent comme un moyen d’administrer un monde vivant en marge des administrations. Leurs zawâyâ étaient souvent des lieux de rencontre et d’échanges « pacifiés » à l’ombre de la baraka du shaykh (ou de sa tombe…), où même des ennemis pouvaient se rencontrer sans s’étriper. Leurs dirigeants servaient aussi de médiateurs et de pacificateurs entre des groupes en conflit, dans un univers saharien où la violence inter-groupes était endémique… Ce qui n’empêche pas ces confréries d’avoir aussi été parfois, des cadres de mobilisations guerrières plus ou moins « maçonniques »…

Figuignews : Et les juifs dans ces zones désertiques de l’Afrique Septentrionale ?

Abdel Wedoud : La présence juive en Afrique du nord est, comme vous le savez, fort ancienne, remontant vraisemblablement à l’Antiquité. La question de « l’origine » de ces juifs, « émigrés » venus du Proche Orient ou Berbères « judaïsés », fait l’objet de grands débats entre spécialistes. Des communautés ou de petits groupes sont en tout cas signalés dans les zones sahariennes par les auteurs arabes depuis le XIIe s. : al-Idrîsî, al-Zuhrî (XIIe s.), Yâqût (XIIIe s.) Ibn Battûta (XIVe s.), Ibn Khaldûn (XIVe s.), etc. Fès, Tlemcen et Sijilmâsa, les trois partenaires les plus proches de Figuig pour le commerce transsaharien en auraient compté d’importantes colonies. Figuig elle-même en accueillait, comme vous savez, une communauté, comme en témoignent leurs maisons abandonnées que l’on montre aujourd’hui encore à Zénaga, et le cimetière, que je n’ai malheureusement pas pu visiter, parce qu’il était fermé lors de mon passage. Mais les plus actifs dans les échanges transsahariens ont sans doute été ceux parmi eux installés dans le Touat et Wâdi Dar‘a. Pour l’espace saharien, la communauté dont l’essor et la ruine sont les mieux connus, même s’il y a beaucoup de blancs dans cette histoire, c’est celle de Tamentit, dans le Touat, à laquelle Jacob Oliel, lui-même juif natif de Béchar et longtemps instituteur dans le sud algérien, a consacré un livre (Les Juifs du Sahara, Paris, CNRS, 1994). La destruction de cette communauté est attribuée à l’activisme d’un lettré d’origine tlémcénienne, Muhammad b. ‘Abd al-Karîm al-Maghîlî (m. vers 1504), qui a exercé une forte influence au sud du Sahara (voir ses réponses au souverain de Gao, l’Askia al-Hajj Muhammad, étudiées par John Hunwick, Sharî‘a in Songhay : The replies of al-Maghîlî to the Questions of Askia al-Hajj Muhammad, Oxford, Oxford University Press, 1983).

Le nom d’un lettré de Figuig, Muhammad b. ‘Abd al-Jabbâr al-Figuîguî, qui semble avoir été un élève d’al-Mâghilî, mais ne partageant peut-être pas tout à fait ses opinions, apparaît d’ailleurs dans la polémique suscitée par ce dernier autour du droit pour les juifs de continuer à avoir des synagogues dans le Touat, plus précisément à Tamentît. Al-Mi‘yâr d’al-Wansharîsî se fait l’écho d’une fatwâ obtenue par al-Figuîguî auprès du qâdi du Touat, al-‘Asnûnî, en faveur du droit des juifs à maintenir leurs lieux de culte qu’al-Mâghîlî appelait à détruire. Malgré les difficultés et les soubresauts périlleux qui ont marqué à certaines époques leur existence saharienne, les juifs sont restés présents dans les échanges transsahariens jusqu’à la période coloniale. Leur spécialisation dans l’artisanat des métaux (or, argent, cuivre…) a laissé, malgré leur disparition depuis des décennies, l’idée, manipulée généralement à des fins malveillantes, que les artisans de la société maure, que l’on appelle là-bas m’allmîn, seraient d’ascendance juive…

Figuignews : Vous avez travaillé sur les manuscrits notamment en Mauritanie, quelle est l’importance de ce legs scriptural ?

Abdel Wedoud : J’ai travaillé pendant une dizaine d’année (1978-1989) à l’Institut Mauritanien de Recherche Scientifique où se trouvait la documentation manuscrite publique la plus importante de Mauritanie. Quand j’ai quitté cet établissement en 1989, son fond comptait environ 4000 documents. J’ai également été impliqué dans un projet de sauvegarde des vieilles oasis caravanières de Mauritanie (Wadân, Shingîti, Tishît et Walâta), classées monuments du patrimoine mondial de l’Unesco. Une partie de l’intérêt historique de ces oasis réside notamment dans les bibliothèques de manuscrits qu’elles accueillaient. Sans être un spécialiste des manuscrits – je me définirais plutôt comme un simple « consommateur » de ces documents – je crois pouvoir dire qu’ils constituent une ressource indispensable pour la connaissance de la culture, de l’histoire et de la sociologie des populations sahariennes. Il existe pas mal de travaux présentant les manuscrits de l’espace saharien, dont d’ailleurs une partie disponible en ligne, au moins pour l’univers maure, qui m’est le plus familier. Les préoccupations essentielles de cette documentation, dont les spécimens les plus anciens, pour ce que j’ai pu voir, remontent tout au plus au XIe (il s’agit de copies importées, car les productions locales mauritaniennes ne remontent guère au-delà des débuts du XVIIe s.), sont avant tout d’ordre religieux (coran et exégèse coranique, sîra, fiqh, tasawwuf,…) et linguistico- littéraire (grammaire, lexicographie, métrique et rhétorique, etc.). Elle est en revanche assez pauvre pour les sujets directement historiques ou sociologiques. Toutefois, même la littérature juridique peut produire quantité de renseignements utiles sur les évènements historiques, les mœurs, la vie économique, etc. Je songe en particulier ici aux consultations juridiques, aux fatâwâ, délivrées par des lettrés, qui peuvent aborder les sujets les plus variés (tutelle, mariages, divorces, contrats de toute nature…). Un chercheur mauritanien, Yahya wuld al- Barrâ, a publié récemment (2010) une compilation en douze volumes de ces fatâwâ, qui ambitionnait, par son ampleur et son propos, d’être une continuation/imitation d‘al-Mi‘yâr al- mu‘rib wa-l-jâmi‘ al-mughrib ‘an fatâwî ‘ulamâ’ Ifrîqiyya wal-l-Andalus wa-l-Maghrib d’al- Wansharîsî. Le titre qu’il a donné à son ouvrage reflète cette inspiration : al-Majmû‘a al- kubrâ al-shâmila li-fatâwâ wa nawâzil wa ahkâm ahl gharb wa janûb gharb al-Sahrâ’.

Sur le plan de la forme, les manuscrits mauritaniens, pour ce que j’en sais, sont, pour beaucoup de graphie maghrébine, parfois dans sa variante dite « soudanienne », quand ils sont produits localement. Les graphies « orientales » (riq‘a et ses variantes) sont également fortement présentes : beaucoup de pèlerins sont rapporté des ouvrages achetés au Moyen-Orient… Certaines de ces pièces sont esthétiquement tout à fait remarquables. Le travail de copie de certaines d’entre elles a demandé un temps et un prix non négligeables. Je songe à une copie d’al-Qâmûs al-muhît d’al-Firuzâbâdî d’une bibliothèque shingitienne qui a pris quatre années et coûté quelques chameaux…

Figuignews : On parle de quantité phénoménale de manuscrits !

Abdel Wedoud : Oui, mais il y a, me semble-t-il, pas mal d’exagération ! Comme dans ce qu’on entend parfois aujourd’hui sur Tîmbuktu, où il n’est pas rare que les chiffres de 200000, voire 500000 manuscrits soient évoqués !. Pour les bibliothèques répertoriées en Mauritanie, en tout cas, les fonds les plus importants ne dépassent guère le millier de documents. Et pour l’ensemble des bibliothèques connues les plus importantes, elles ne devraient vraisemblablement pas totaliser plus de 20000 manuscrits…

Ce qu’il faut dire, en revanche, et certains modernes sahariens en sont très fiers, c’est qu’il est assez exceptionnel que des populations nomades aient développé ce niveau de culture savante, aient fait montre d’un intérêt aussi obstiné pour les choses écrites. Le mode de vie des nomades, gens frustes et pressés, disait naguère Ibn Khaldûn, ne les disposait en effet qu’accidentellement à « transformer l’échine de leurs dromadaires en médersas », comme le proclamait jadis avec fierté le grammairien et logicien le plus connu de l’histoire culturelle ouest-saharienne, al-Mukhtâr wuld Bûna (m. 1805) dans des vers souvent cités : Nahnu rakbun min al-ashrâfi muntazimun Ajallu dha-l-asri qadran dûna adnânâ Qad ittakhadhnâ zuhûr al-‘îsi madrasatan Bihâ nubînu dîna Allâhi tibyânâ

Figuignews : Parfois, on avance que ces manuscrits contenaient toutes sortes de sciences, qu’en est-il en fait ?

Abdel Wedoud : Comme je vous l’ai indiqué, le gros de cette littérature traite surtout de matières religieuses et linguistiques. On y trouve aussi un peu de médecine, d’astronomie, de mathématiques. Tout cela s’appuyant sur des références généralement antérieures au XVe s. Il n’y a pas grand chose, par contre, sur l’évolution de l’environnement technologique et économique. On devine aisément pourquoi : les sociétés concernées, sociétés « à définition rétrospective », comme aurait Balandier, voyaient la perfection du côté des siècles passés, « des origines », et cultivaient une grande méfiance à l’égard de toute innovation. Elles n’ont connu de fait, avant la colonisation, que des transformations très limitées, étalées sur des durées telles qu’elles pouvaient apparaître quasiment immobiles sous le regard de l’historien ou de l’anthropologue qui viendrait à les étudier.

On trouve néanmoins quelques pièces curieuses et/ou exceptionnelles, au milieu de l’accumulation répétitive des exégèses de la Risâla d’Ibn Abî Zayd (Xe s.) ou du Mukhtasar de Khalîl Ibn Ishâq (XIVe s.), ces deux manuels de base du fiqh malikite dans la région. C’est ainsi, par exemple, que, dans une des bibliothèques de Tishît, a été dénichée une copie d’un ouvrage particulièrement significatif pour l’histoire culturelle de la région. Il s’agit d’un texte de Muhammad b. Abî Bakr al-Murâdî al-Hadramî (m. 1096), qui a, depuis, été édité par Rudwân al-Sayyid, au Liban. L’auteur de ce Kitâb al-ishâra ilâ adab al-imâra, est une figure centrale, mais en même temps un peu « brouillée », de la première génération des dirigeants almoravides du XIe s. Son livre, un « miroir du prince », qui cite Aristote, se présente comme un traité proto-machiavelien du pouvoir, où il n’est guère fait référence à la religion, mais où l’auteur s’efforce seulement d’enseigner à un jeune prince comment parvenir au pouvoir et s’y maintenir. L’intérêt de ce texte ne réside pas tant dans son originalité – ce type de traité parcourt la tradition arabo-musulmane d’Ibn al-Muqaffa‘ (VIIIe s.) à al-Turtûshî (XIIe .), en passant par al-Mâwardî (XIe s.), al-Ghazâlî (XIe s.), etc – que dans le contraste de  sa démarche d’allure « rationalisante », celle d’un faqîh formé aux méthode du kalâm ash‘arite, avec le double miraculeux dont la tradition populaire saharienne l’a affublé . Pour celle-ci, al- Hadramî, – dont la tombe a été « découverte » par un majdhûb au XVIIe s. (!) qui prétendait être en quelque sorte « habité » par une œuvre d’al-Hadramî que celui-ci n’a pas écrite, mais que lui, al-Majdhûb devait restituer -, est un faiseur de miracles, un walî. Les traditions adraroises rapportent les circonstances miraculeuses dans lesquelles cette tombe a été découverte et l’œuvre (virtuelle) d’al-Hadramî (ré)écrite par al-Majdhûb. J’ai du reste, lors d’une brève enquête effectuée en 1982 sur le site de la « forteresse almoravide » (Azougui, près d’Atar) où se trouve la « tombe » attribuée à al-Hadramî, recueilli des morceaux manuscrits du Kitâb al- minna qu’al-Majdhûb dit lui avoir été dicté par son lointain inspirateur. J’ai cité l’exemple de ce personnage borgésien parce que je lui ai consacré quelque recherche, mais il y aurait sans doute d’autres curiosités à exhumer dans les bibliothèques de manuscrits sahariennes.

Figuignews : A Figuig, on a trouvé récemment lors de fouilles archéologiques des manuscrits rédigés en hébreux, qu’en est-il de ce type de manuscrits dans le reste du Sahara ?

Abdel Wedoud : A ma connaissance, il n’y a aucune trace de documents en hébreu dans les bibliothèques du Sahara mauritanien. L’ouvrage d’Oliel que j’ai mentionné précédemment évoque une stèle épigraphiée en caractères hébreux, découverte par E. F. Gautier en 1903 dans le village Ghormali, près de l’oasis de Bouda, dans le Touat. Cette stèle, datée de 5089 du comput hébraïque (= 1320 de l’ère chrétienne), constituerait le premier et le plus ancien indice écrit de la présence juive au Sahara central. Deux autres pierres gravées, toujours au dire d’Oliel, auraient été découvertes plus récemment sur le site de Tamentit.

Figuignews : A quand remonte la présence juive dans le Sahara ?

Abdel Wedoud : Comme je l’ai indiqué précédemment, il semble, sans que l’on puisse vraiment en dater avec exactitude les débuts, que cette présence soit très ancienne. Cependant, si pour le Maghreb méditerranéen, elle est, selon toute vraisemblance, antérieure à l’islam, il se pourrait bien qu’au Sahara, elle ne se soit développée qu’avec l’expansion donnée par la conquête musulmane de l’Afrique du Nord au commerce transsaharien, dont les commerçants juifs ont certainement constitué une composante active et significative.

Figuignews : A Figuig, nous assistons à la fin du nomadisme au sens ancien du terme et les nomades qui y arrivent de l’Atlas en temps de pluie le font non à dos de chameau ou à pieds… mais par camions. Que signifie le nomadisme aujourd’hui dans le Sahara ? Qu’en reste-il ?

Abdel Wedoud : Le nomadisme était, autrefois, le mode de vie dominant des espaces sahariens. C’était sans doute la meilleure, sinon l’unique façon de tirer partie des ressources fourragères et hydriques d’une zone où elles sont à la fois rares, dispersées et généralement
éphémères. Pour prendre l’exemple des latitudes où j’ai travaillé, en Mauritanie, les chiffres, même s’ils sont à prendre avec précaution, indiquaient qu’en 1965, quelques 65% de la population étaient nomades. Aujourd’hui leur proportion est sans doute passée en dessous de la barre des 5%. J’imagine qu’un peu partout à travers le Sahara, le nomadisme n’est plus qu’un phénomène résiduel. Cependant, si les anciens nomades ont perdu leurs troupeaux et sont venus grossir les populations des bidonvilles aux quatre coins du Sahara, il est bien possible que la composante mentale de leur mode de vie mette plus de temps à s’effacer. Je songe ici à ce que disait Ibn Khaldûn d’al-‘umrân al-badawî, de « la civilisation bédouine », et en particulier de l’emprise sur elle de la ‘asabiyya, de « l’esprit de corps » tribal…

Figuignews : Avant l’islam, quelles religions furent diffusées dans le Sahara ? En reste-t-il des traces ?

Abdel Wedoud : Il y avait peut-être une présence du judaïsme et du christianisme au Sahara avant l’arrivée de l’islam. Mais, à dire vrai, on ne sait pas grand chose des croyances des populations sahariennes d’avant l’islam. Car mises à part d’éventuelles inscriptions en tifinagh qui dateraient de ces périodes lointaines, et dont personnellement je n’ai pas connaissance, les seuls témoignages écrits de quelque importance que nous ayons sont ceux en arabe, dus aux chroniqueurs et voyageurs dont j’ai déjà cité quelques noms. Et ces derniers semblent s’être davantage intéressés aux croyances religieuses des populations noires subsahariennes qu’aux présumés ancêtres berbères des sahariens d’aujourd’hui.

Restent les indices que tentent de décrypter les préhistoriens. Ces derniers ont beau avoir de l’imagination, ils ont quand même du mal à faire parler de religion les objets qu’ils collectent. Seuls les rites funéraires semblent offrir quelques minces pistes à leurs spéculations. Pour l’ouest saharien, qui constitue encore une fois la zone sur laquelle je suis le moins mal renseigné, on a exhumé de quelques tombes des mâchoires enserrant des billes, qui entraient vraisemblablement dans un rite de passage de nature, peut-on présumer, à favoriser le transfert du défunt dans l’univers des ténèbres. Dans d’autres tombes, on retrouve des colliers de perles, surtout à base de coquillages, ainsi que des poteries, indiquant que l’on se préoccupait du confort des disparus dans l’au-delà. Depuis les travaux de Théodore Monod, au début des années 1930, diverses recherches ont pris pour objet la typologie des monuments funéraires. Leur classement montre la variété des pratiques dans ce domaine et éventuellement leur répartition géographique, sans vraiment nous renseigner sur leur contenu précis en termes de croyance. Les préhistoriens distinguent ainsi, toujours pour l’ouest saharien, les diverses catégories suivantes : des tumuli simples (un tas de pierres circulaire); des tumuli « à antennes » (lorsque le tas central se prolonge sur les côtés par des « bras » plus ou moins effilés qui lui donnent un air de « croissant » ou de « barkhane »); des « bazinas » (édifications carrées ou rectangulaires à plusieurs étages); des tombes « à couloir » (avec une sorte d’entrée basse sur l’un des côtés); des tombes « à chapelle » (avec une sorte d’antichambre à prière avant la sépulture), etc.

L’orientation de ces tombes et la disposition des corps qui s’y trouvent ont également fait l’objet de descriptions précises, mais permettant tout juste d’affirmer qu’elles ne sont pas musulmanes.

Bref, tout cela ne renseigne guère sur la nature de la foi des sahariens pré-islamiques. Et les auteurs arabes se sont contentés la plupart du temps de qualifier de majûs ou « d’idolâtres » (wathaniyyîn, ‘abadat al-asnâm…) les populations qui vivaient hors de la sphère de l’islam. Il faut attendre l’arrivée de cette confession pour voir se préciser, surtout autour des résistances et des schismes (shi‘isme, khârijisme, « barghwâtisme », etc.) qu’elle a engendrés, les contours des croyances partiellement ou totalement extra-islamiques. telles que les voyaient, en fonction de leur propre affiliation, les chroniqueurs arabes.

Figuignews : Vous avez travaillé aussi dans la (les) société(s) hassanneya ; à quoi ce mot de hassanya renvoie-t-il ? Peuple, ethnie, langue… ?

Abdel Wedoud : Le mot « hassâniyya » (on dit aussi klâm Hassân/ »le parler des Hassân » ou klâm al-bizân/ »le parler des bizân », « le parler des blancs ») désigne le dialecte arabe parlé par les populations, jadis majoritairement nomades, qui évoluaient, grosso modo, entre l’Oued Dar‘a au nord et le fleuve Sénégal au sud, et s’étendaient d’ouest en est entre les rives de l’Atlantique et le méridien de Timbuktu. Les Hassân auxquels il est fait références dans hassâniyya et klâm Hassân, sont un rameau des tribus Ma‘qil, parvenu au Sahara occidental à partir du XIVe s., y imposant petit à petit leur hégémonie. Catherine Taine-Cheikh, qui a étudié en linguiste le parler hassâniyya, tout en évoquant ce qu’il doit, surtout de par son lexique, au berbère zénaga, le situe comme un parler arabe de bédouins occidentaux. Tous ces qualificatifs (« arabe », « bédouins », « occidentaux ») renvoient à une somme de traits précis qu’elle serait plus compétente que moi à définir, et qui risqueraient de toute façon d’être un peu longs si je me risquais à en faire le tableau.

Figuignews : Kharijisme, chiisme, ibadhisme… qu’est ce qui a donné naissance à ces courants politico-religieux ?

Abdel Wedoud : La communauté musulmane, dirigée à la fois d’un point de vue religieux et politique par le Prophète s’est trouvée brutalement privée de leadership avec le décès de celui- ci. Le Prophète ne semble avoir donné aucune indication précise quant aux modalités de sa succession. Il a fallu improviser. Dès la désignation d’Abû Bakr comme 1er calife, l’unanimité de la communauté commence à se fissurer. ‘Umar avait ses partisans, ‘Alî surtout avait les siens. Les affrontements pour le contrôle du pouvoir et de son appareil de légitimation vont rapidement donner naissance aux principaux « partis » qui se divisent depuis l’islam : 1°) le sunnisme, qui professe que les quatre premiers califes, dans l’ordre où ils se sont succédés, sont légitimes. Il légitimera également les institutions dynastiques (omeyyades et abbasides) qui prétendront en avoir hérité. 2°) le chi‘isme, avec ses multiples ramifications (duodécimains, zaydites, ismaëliens, nusayri/alawites, etc.) considère que le califat ne devaient revenir qu’à ‘Ali et à ses descendants. 3°) les kharijites, où l’on distingue deux familles principales (ibadite et sufrite) se sont scindés de l’armée de ‘Ali lorsqu’il a entrepris de négocier avec ses adversaires aux ordres de Mu‘awiyya Ibn Abî Sufyân. Ils prônent depuis une cooptation du calife qui n’accorde aucun privilège particulier ni aux Quraysh (pour les sunnites, le calife doit être un qarashî) ni à la descendance de ‘Ali et Fatima, comme le prônent les shi‘ites. Je demande pardon aux spécialistes pour le caractère très schématique de ces indications, qui demandent naturellement à être développées…

Figuignews : Quelle rôle jouaient les zaouïas dans le Sahara, pourquoi une telle activité en terre peu clémente ?

Abdel Wedoud : Les zawâyâ ou zaoouias sont les établissements qui se créent autour de la résidence d’un wâli, d’un saint, ou de sa tombe. Ces zaouias font l’objet d’une administration. Il faut les construire, les entretenir, et au besoin accueillir leurs visiteurs, dont les éventuels dons peuvent intéresser ceux qui administrent la zaouia, même si leurs seules visites participent à l’élargissement du capital symbolique des bénéficiaires de la zaouia (héritiers biologiques ou spirituels du shaykh, etc.). Comme je l’ai indiqué précédemment, ces zaouias participent de réseaux aux dimensions multiples (ethnico-tribales, économiques, religieuses, politiques…). Pourquoi est-ce qu’elles semblent avoir quelque tropisme en direction des espaces désertiques ? J’ai suggéré précédemment, que les mouvements confrériques auxquels la majorité de ces zaouias sont liées, se sont souvent développés hors de la sphère de tout pouvoir centralisé. Les mouvements confrériques aspirent en quelque sorte à être des entités idéologiquement et politiquement autocéphales, dépendant uniquement de leur shaykh, quitte à ce que celui-ci passe les alliances et consente les allégeances qui lui semblent opportunes. Le terrain qui semble leur être, si l’on peut dire « biologiquement » le plus favorable, c’est le monde du vide institutionnel qui trouve dans le vide biologique du désert une manière de terreau naturel…

Figuignews : Le désert était aussi souvent terre de lutte et de guerre d’influence !

Abdel Wedoud : Certes ! conformément au paradigme d’Ibn Khaldûn, les nomades, les habitants du désert, vivant dans un espace qui n’est pas soumis à une autorité centralisée, ne peuvent compter que sur la force de leur solidarité, sur leur ‘asabiyya, pour se défendre. Et il est de la nature de cette ‘asabiyya d’être intrinsèquement à la fois une force de fusion et de fission, un ferment de solidarité et un facteur de compétition pour la prééminence, conformément au schéma que les anthropologues fonctionnalistes britanniques ont appelé « l’opposition complémentaire » : « moi contre mon frère, mon frère et moi contre nos cousins, nos cousins et nous contre la terre entière ». Entre tribus, disaient à peu près Evans-Pritchard, il ne peut y avoir que la guerre …

Figuignews : Peut-on parler de pays au sens où l’on en parle aujourd’hui ?

Abdel Wedoud : Si vous voulez dire par là qu’il n’existait pas, avant la colonisation, de frontières comme les Etats prétendent aujourd’hui, avec plus ou moins de succès, les établir au Sahara, je crois que vous avez raison. Il faut se garder cependant de croire que dans ce grand espace saharien, n’importe qui était « libre » d’aller où il voulait et de faire ce qu’il voulait là où il voulait. Le contrôle des points utiles du territoire, les points d’eau et les zones de culture en tout premier lieu, mais aussi les salines, était généralement fermement revendiqué par des groupes spécifiques. Par ailleurs, même quand les gens étaient mobiles, ils reconnaissaient souvent une forme d’allégeance à l’égard des pouvoirs établis dans des territoires plus fermement contrôlés que celui qu’il parcouraient. A l’époque coloniale, par exemple, telle tribu, même indifférente aux frontières d’Etat « qui la traversaient », comme disait Amar Abou, était recensées comme relevant de l’autorité administrative des Français ou des Espagnols. D’une certaine façon, les nomades transportaient avec eux de la sorte, les frontières « qui les traversaient », l’administration s’exerçant sur des hommes et non sur un territoire.

Figuignews : Peut-on parler d’identités au pluriel au Sahara ?

Abdel Wedoud : En tant qu’ancienne zone de circulation des produits et des hommes, le Sahara est, globalement, un espace où les Berbères, les Arabes et les Africains noirs se sont côtoyés, ont pratiqué des formes multiples d’échange, pacifiques ou guerriers. Ils se sont également mélangés et métissés, à la fois physiquement et culturellement. En ce sens, oui, je crois que l’on peut dire que l’on y rencontre des identités plurielles qui associent, y compris dans leurs antagonismes, ces différents référents identitaires.

Figuignews : La notion de tribu est-elle encore en cours au Sahara ?

Abdel Wedoud : Pour les régions que j’ai étudiées, c’est-à-dire principalement la Mauritanie, il me semble bien que oui.

Figuignews : Qu’est ce qui vous a le plus impressionné dans le Sahara ?

Abdel Wedoud : En tant qu’ancien apprenti berger saharien qui a expérimenté dans sa prime jeunesse la soif et les températures parfois insupportables qu’impose le désert, j’ai longtemps professé que le Sahara, c’est très bien en photo, mais que, vraiment, ce n’est pas fait pour y vivre ! L’âge venant, et avec lui l’exil, je suis à présent tenté de céder à la nostalgie de ces grands espaces, à leurs lumières, et à leur gisement de silence après avoir abondamment vilipendé ces clichés touristiques simplificateurs.

Figuignews : Quel avenir pour toute cette vie dans le grand Sahara ?

Abdel Wedoud : Les évènements récents, ceux du Mali en particulier, tendraient à montrer que le Sahara est en train de « se globaliser », c’est-à-dire de devenir une zone de confrontation d’imaginaires et d’intérêts mondialisés. En un sens, il en a toujours été ainsi. Mais là on assiste à une accélération qui menace de compromettre définitivement les derniers pans de mode de vie aux racines profondes que l’on y rencontrait. Mais le désert saura sans doute s’adapter, plier à ses impérieuses exigences tous ceux qui entreprennent de s’y établir. Et, il est permis d’espérer que l’on ne manquera pas, malgré tout, de continuer à y trouver un coin tranquille pour méditer, un point de vue pour admirer les lumières d’une oasis comme Figuig au soleil couchant…

Figuignews : Quelle(s) lecture(s) conseilleriez-vous pour des non-connaisseurs du Sahara ? Abdel Wedoud : Pour une approche géographique, il me semble que l’ouvrage déjà ancien de Robert Capot-Rey (il date de 1953, si je ne me trompe), Le Sahara français, constitue une excellente introduction. Deux anciens étudiants de Capot-Rey, Pierre Rognon (Le Sahara. Biographie d’un désert, Plon, 1989) et Jean Bisson (Mythes et réalités d’un désert convoité. Le Sahara, L’Harmattan, 2003), ont publié plus récemment des livres de fort bonne facture, le premier plutôt de géographie physique, le second plus orienté vers les aménagements humains, en particulier les structures oasiennes. Pour l’anthropologie et l’histoire, le vieux ouvrage de Robert Montagne, La civilisation du désert (Hachette, 1947), qui a pas mal inspiré Ernest Gellner, donne un aperçu intéressant des conditions de vie et des mentalités. Les travaux de Pierre Bonte sur la tribu (je songe notamment à l’introduction de l’ouvrage collectif al-Ansab. La quête des origines. Anthropologie historique de la société tribale arabe, Editions de la MSH, 1991) me semblent parmi les plus éclairants. Pierre Bonte a publié récemment (2012) un fort beau livre sur La Saqiya al-Hamra. Berceau de la culture ouest-saharienne (Casablanca, La Croisée des Chemins). Mais la meilleure référence sur l’organisation tribale et ses rapports avec le désert et le nomadisme reste sans conteste, malgré son grand âge, Ibn Khaldûn. Il vaut mieux évidemment le lire en arabe, mais Abdessalam Cheddadi, après de Slane et Monteil, en a produit il n’y a pas longtemps une traduction française tout à fait convenable. Sur les aspects religieux, sur les mouvements confrériques, etc, la littérature est abondante. En français, il y a le vieux tableau (1897) de Coppolani et Depont, réédité en 1987 par Geuthner, Les confréries religieuses musulmanes. Le culte des saints dans l’islam maghrébin d’E. Derminghem, lui aussi pas tout jeune (1954), fournit également des indications utiles sur les aspects rituels des pratiques qui ont cours notamment dans et autour des zaouias. Parmi les travaux anthropologiques récents qui s’intéressent à la fois à la religion et à l’architecture, me vient à l’esprit l’ouvrage de Abderrahmane Moussaoui, qui a travaillé à la fois à Béchar et à Timimoun, Espace et sacré au Sahara. Ksour et oasis du sud-ouest algérien, CNRS, 2002. Il ne s’agit là que de quelques indications pour des lectures en français. Il y aurait évidemment beaucoup de choses en arabe, en anglais, espagnol, etc.

Figuignews : Vous vous êtes rendu à Figuig pour la première fois, quel a été votre impression en y arrivant ?

Abdel Wedoud : J’ai été frappé par la beauté du site, par l’ampleur de la palmeraie et l’étendue de son système d’irrigation. J’ai également été agréablement surpris par la cohabitation, somme toute assez harmonieuse, entre de vieux quartiers, avec parfois des ilots judicieusement restaurés au milieu d’un environnement passablement dégradé, et la partie moderne de la ville, témoin d’un dynamisme que ne connaissent pas les oasis du sud saharien que je connais.

Figuignews : Avez-vous l’impression que Figuig appartient à ce grand groupe du Sahara ? Abdel Wedoud : Je ne sais pas quel visage Figuig a en hiver. Ni quelle allure elle a quand il pleut. Au mois de mai, en tout cas, et s’agissant surtout de ses partie anciennes, avec leur architecture en terre crue, leur lacis de ruelles couvertes, le plan même de leurs maisons, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un milieu assez familier, présentant une parenté frappante avec le monde oasien saharien méridional où j’ai vécu.

Figuignews : Un dernier mot peut-être !

Abdel Wedoud : Ce serait juste pour dire le plaisir que j’ai eu à effectuer ce bref séjour que je viens de passer dans votre belle cité !

Figuignews : Monsieur Abdel Wedoud, nous vous remercions infiniment pour votre disponibilité !

Abdel Wedoud : Merci à vous.

Propos recueillis par Hassane Benamara

Figuignews.com 2013

Publications d’Abdel Wedoud OULD CHEIKH

– Les problèmes actuels du nomadisme sahélien. Le cas de la Mauritanie, Bamako, Institut du Sahel, 1986

– « Vie(s) et mort(s) d’al-Imâm al-Hadrâmi. Autour de la postérité saharienne du mouvement almoravide (XIe-XVIIe siècle) », (en collaboration avec B. Saison), Arabica, XXXIV, 1987

  • Eléments d’histoire de la Mauritanie, Centre Culturel Français Antoine de St. Exupéry, Nouakchott, 1989
  • al-Ansâb. La quête des origines. Anthropologie historique de la tribu arabe, (en collaboration avec P. Bonte, É. Conte et C. Hamès), Éd. de la M.S.H., Paris, 1991
  • Etude sur Ouadane et Chingueti (en collaboration avec B. Lamarche & M. M. O. Saad), 1995, Bruxelles, Union Européenne
  • Sahara. L’Adrar de Mauritanie. Sur les traces de Théodore Monod, Paris, Vents de Sable, 2002

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